UELLE DIFFÉRENCE y a-t-il entre
l’industrie dite fromagère et
la production réalisée dans les
fruitières [1], lieux de fabrication
des comtés et morbiers
vers lesquels converge chaque
jour le lait des élevages installés
aux alentours ? Tout. Des usines des
grands groupes industriels comme Lactalis
ou Entremont, dont un grand nombre de
producteurs de lait sont totalement
dépendants – notamment
en Bretagne et en
Normandie [2] –, sortent
des millions de tonnes
de fromages par an, pendant
que chaque fruitière
locale n’en produit
que quelques dizaines.
Ici, ce sont des salariés de
l’industrie agroalimentaire,
attachés à des
chaînes de production
mécanisées, travaillant
dans de vastes bâtiments
aux allures de laboratoires.
Là, c’est la tradition
mutualiste d’éleveurs
d’un même territoire qui
livrent le lait à un
fromager expérimenté,
ce dernier proposant,
ensuite, une partie de ses
produits en vente directe.
Familles – généralement
la tenue de la fruitière est
familiale –, voisins, clients
et éleveurs assurent la vie
d’une réelle économie
locale.
Mais du point de vue des
instances étatiques et
européennes bardées de
« prévention des risques sanitaires », rien ne
distingue les producteurs locaux de l’industrie
fromagère.
Leur objectif ? Créer une activité économique
pérenne en fabriquant un produit
standardisé, destiné à satisfaire le consommateur.
Consommateur dont le goût aura
été déformé par les industriels de l’agroalimentaire,
responsables de la dégradation
des qualités organoleptiques et organiques
des aliments ! Pour ces bureaucrates, le
maître mot est, là aussi, sécurité… De quoi ?
D’abord et avant tout du marché et des
conditions qui garantissent son développement.
Illustration : la coopérative fromagère
d’Arbois – fruitière dont Thierry, fromager
passionné, est le gérant salarié par les agriculteurs
– collecte, par an, environ 2 millions de litres de
lait issus de huit éleveurs
locaux ; 4 800 meules de comté
et environ 8 000 de morbier
sont fabriquées dans cette
coopérative. Depuis 2001, ces
fromages ont reçu plusieurs
médailles d’or et d’argent. En
2005, la direction des services
vétérinaires (DSV) produit un
rapport selon lequel les locaux
sont, au « nom du principe de précaution du
consommateur […], trop petits et vétustes »
pour garantir la fabrication de fromages différents.
Il y est précisé que la non-mise en
conformité peut entraîner le retrait de
l’agrément, c’est-à-dire l’interdiction de
fabrication et de commercialisation. Alerte
chez les coopérateurs ! La DSV réduit, pour
l’heure, toute fabrication à celle du morbier.
Un consultant-ingénieur est sollicité. Au
bout de quinze mois, rétribués 40 000 euros
par les éleveurs, la sentence tombe : continuer
la double production de comté et morbier
exige la démolition du bâtiment
existant, le creusement de nouvelles caves
d’affinage, la construction de nouveaux ateliers
spécifiques pour chaque production,
la création d’un magasin de vente… Coût de
l’opération : 2 millions d’euros.
L’unique fabrication du morbier – curieuse
décision de maintenir la production d’un
fromage à pâte pressée non-cuite plus sensible
aux attaques bactériennes – réduit l’activité
et les revenus de Thierry et d’Yveline,
sa femme, responsable des ventes. Dans le
magasin, les comtés venus d’autres fruitières
déconcertent les habitués. Le
27 octobre, les coopérateurs de la fruitière
d’Arbois décident de s’associer à celle d’Ivory
et de Chilly-sur-Salins, créant ainsi une nouvelle
coopérative de trente éleveurs. Alors
que des réaménagements ont commencé,
en décembre 2009, le fromager reçoit un
nouveau rapport de la DSV qui, arguant des
retards pris dans les travaux, menace de lui
retirer sous quinze jours l’agrément pour la
fabrication du morbier…
Et la marche insidieuse de l’industrialisation
continue ! En une vingtaine d’années
près de quatre-vingts fruitières ont
disparu. Thierry déprime : « J’aime mon
travail. J’ai formé plein de jeunes. Et j’ai
peur de ne plus pouvoir le faire à l’avenir. »
Yveline est dorénavant contrainte de se
livrer au seul commerce 3 de produits
fabriqués ailleurs. Elle entend les agriculteurs
qui, en réponse aux récriminations
des clients habituels, prononcent des
paroles qui marquent une des victoires du
marché : « On va dresser les clients. »
Fatigue face à la poussée de la modernité ?
Érosion de la mentalité des habitants de
ces territoires qui ont réussi depuis plusieurs
siècles à conserver un mode d’organisation
spécifique ? Une longue
histoire que celle de ces fromages. Depuis
le Moyen Âge, où des textes définissent
un fonctionnement coopératif entre éleveurs
et fromagers afin de conserver le lait
pour répondre aux besoins des familles
pendant l’hiver, en passant par l’attribution
d’une appellation contrôlée en 1958,
les fromages franc-comtois sont l’expression
d’un esprit et d’une organisation
sociale qui conservent quelques attitudes
réfractaires à la modernisation. Ici,
contrairement à l’emmental industriel,
toute délocalisation est impossible. Les
cultures destinées à nourrir les élevages
de vaches montbéliardes et simmentales
sont formellement exemptes d’OGM et
d’ensilages. Le lait apporté en fruitière doit
provenir d’un élevage distant au
maximum de quinze kilomètres. Autant
de contraintes que le progrès devrait
balayer. Déjà, autour de la fruitière
d’Arbois, les éleveurs ont choisi de ne pas
partager les conséquences financières de
la mise aux normes exigée par l’État, et
seuls les revenus des coopérateurs se sont
vus méchamment réduits. Une belle faille
dans l’esprit local qui doit combler de joie
les bureaucrates.
Article publié dans CQFD n°74, janvier 2010.