CQFD : La crise actuelle est-elle une crise systémique,
réelle, ou simplement un nouvel avatar de « la stratégie
du choc », comme la décrit Naomi Klein, c’est-à- dire un chamboulement voulu permettant la mise en œuvre de réformes économiques majeures ?
Frédéric Lordon : Waow ! On attaque dans le dur ! Bon,
la vérité c’est que je ne suis pas très emballé par la
thèse de Naomi Klein. Non que ce qu’elle rapporte soit
inexact, simplement je pense que ça ne livre pas le
mode majeur des transformations du capitalisme.
Il peut y avoir une exploitation délibérée de chocs politiques
ou de chocs externes dans certains pays pour
promouvoir des agendas néolibéraux, sans aucun
doute. Mais il y a beaucoup de contre-exemples, à commencer
par les transformations survenues dans le
capitalisme des pays industrialisés qui ne correspondent
pas du tout à ce modèle. Pour voir une espèce
de stratégie du choc derrière la crise financière, très
honnêtement, il faudrait avoir la parano en roue libre.
Il suffit de poser la question « À qui profite le crime ? ».
Les intérêts qui ont partie liée avec la promotion de
l’agenda néolibéral ont beaucoup à perdre dans cette
crise financière : les forces du privé sont profondément
délégitimées, la thèse de l’efficience supposée
du marché est mise à mal, ça fait revenir l’État dans
le jeu économique et sous une forme qu’on n’aurait
pas imaginée il y a dix-huit mois. Il faut voir la tête
des gars qui se succèdent au micro de CNBC (la chaîne
boursière US) pour chialer que General Motors est
désormais possédé en partie par le gouvernement
et en partie par un syndicat et que c’est « le triomphe
de Karl Marx ». Si c’est la « stratégie du choc », il s’agit
du choc que les libéraux ont pris en pleine poire ! Ce
qui ne veut d’ailleurs pas dire qu’ils ne puissent pas
s’en remettre facilement.
Pour revenir au début de la question, « crise systémique », je ne sais pas trop ce que ça veut dire.
Commençons par le commencement : on peut qualifier
la crise de « crise de la finance déréglementée »,
qui est en fait elle-même l’expression d’une crise plus
profonde,celle de la configuration du capitalisme telle
qu’elle est installée depuis deux décennies. Au début
on nous a annoncé : « C’est une crise de la finance ! »,
ce qui semble un verdict de bon sens ; c’est effectivement
la finance qui part en
morceaux. L’erreur, c’était
de s’imaginer que c’était
une crise de la finance
toute seule. Lorsqu’on
regarde les choses d’un peu
plus près, on s’aperçoit que
les origines du déclenchement
de cette crise sont à
trouver dans les données
les plus fondamentales de
l’économie réelle. En particulier
dans « le capitalisme de déréglementation à
dominante financière » – pour faire plus simple, on
peut aussi dire : capitalisme de basse pression salariale
–, dont les structures principales, à savoir la
contrainte actionnariale et la contrainte concurrentielle,
ont eu pour effet de faire peser des pressions permanentes
sur la rémunération du travail, ceci jusqu’à
mettre en péril l’écoulement de la marchandise. Car
la consommation salariale, dans des pays comme la
France, l’Allemagne, les États-Unis, c’est 70 % de la
demande finale. C’est un truc sur lequel le capital peut
difficilement faire l’impasse. Il a donc fallu bricoler
quelques aménagements pour rendre le système
viable sans en modifier la logique profonde. Le développement
intensif de l’endettement des ménages en
est l’aspect le plus représentatif.Le crédit aux ménages
est devenu en quelque sorte la béquille permanente
de la consommation salariale. Aux États-Unis, la cassure
est très nette dès le milieu des années 1980, où
l’endettement des ménages explose. En France, ça se
passe au milieu des années 1990, au moment où l’on
entre dans un régime de mondialisation franche. Aux
États-Unis, le taux d’endettement des ménages, c’est-à-
dire le ratio de leurs dettes sur leur revenu disponible,
est de 120 %, c’est
dingue ! Entre parenthèses,
on nous a bourré le
mou pendant des années
avec la dette publique, l’endettement
des États et
qu’est-ce qu’on n’allait pas
laisser à nos enfants, ma
bonne dame ! Sauf que ce
qui était en train de se préparer,
c’était une épouvantable
crise de dette
privée, pas seulement des ménages, mais aussi
corporate, la dette des entreprises. Et ce sont tous ces
monceaux de dettes pourries qui sont en train de
débarquer par convois entiers et de plomber les bilans
des banques pour un bon moment. Donc, j’insiste :
cette crise de la finance n’est que l’épiphénomène
d’une crise beaucoup plus profonde, qu’on pourrait
qualifier de « crise de la configuration présente du capitalisme
», mais pas de « crise du capitalisme ». Les gens
qui se gargarisent avec la « crise systémique » ont en
général des visions apocalyptiques d’écroulement du
capitalisme. C’est une crise extrêmement sérieuse,
mais j’ai le regret de le dire, ce n’est pas la crise finale
du capitalisme.
Bien sûr, on peut être tenté d’agglomérerà cette crise
toute une série de crises latérales, comme la crise écologique,
la crise climatique, la crise des matières premières,
etc. Et on peut toujours monter à un niveau de
généralité où tout devient solidaire : toutes ces crises
dérivent certes en dernière analyse du règne de la marchandise
et du profit, etc. Alors on peut faire un paquet-cadeau
et dire « c’est systémique », sauf que ça ne fait
pas une analyse d’une très grande profondeur. Parce
que dans le détail de leur déclenchement et de leurs
mécanismes ces crises ne sont pas directement liées
entre elles. On pouvait très bien parler de crise climatique,
de crise alimentaire avant celle des subprimes.
Je pense que résister à la tentation du fourre-tout et
conserver quelques distinctions analytiques n’est pas
de trop. Maintenant, il est bien évident que toutes ces
crises sont liées au capitalisme dans ce qu’il a de plus
fondamental, à la violence et à l’aveuglement du processus
d’accumulation du capital. Alors, d’un point de
vue politique, il peut y avoir intérêt à faire se rejoindre
toutes ces crises, pour une raison extrêmement simple
: ça fait des décennies que l’histoire ne nous a pas
donné une opportunité de ce calibre pour mettre en
question non seulement la configuration présente du
capitalisme, mais jusqu’au capitalisme lui-même. Ne
pas la saisir pour lui faire rendre tout ce qu’elle peut
serait une faute politique de première grandeur.

Auparavant, le mot « libéralisme » était omniprésent.
Depuis la crise, on parle à nouveau de « capitalisme ».
Pourquoi ce glissement sémantique ?
F.L. : C’est un glissement qui en corrige un autre.
Dans les années 1980, il y a eu une opération de
purge lexicale au terme de laquelle le mot « capitalisme »
avait disparu. Volatilisé ! Grâce à la promotion d’un substitut
qui était « l’économie de marché ». Quand je commençais
mon DEA en économie, en 1986, j’ai cherché
Le Capital de Marx dans les grandes librairies,mais rien
à faire ! Il a fallu que j’aille dans une librairie spécialisée
en marxologie et occultisme pour le trouver ! Il faut
attendre les grèves de novembre-décembre 1995 pour
voir revenir le mot « capitalisme ». Et nous voilà en 2009.
Tous ces gens qui ont vécu dans le confort idéologique
de la catégorie « économie de marché » sentent bien que
de grands revirements se préparent, que de grands courants
de l’opinion sont en train de changer de sens. Alors
ils se mettent tout d’un coup à parler de « capitalisme »,
de « crise du capitalisme », mais ces braves gens ne savent
pas de quoi ils parlent, et pour cause : le « capitalisme »
est la chose même sur laquelle précisément ils n’ont
jamais voulu réfléchir pendant ces deux décennies d’occultation.
Il n’y a que Manuel Barroso qui résiste, et très
bien d’ailleurs. Voici ce qu’il dit au sommet de Bruxelles
du 16 octobre 2008 : « Le fait que je ne parle pas de réforme
du capitalisme vient du fait que le mot capitalisme a une
charge idéologique très forte et un peu désagréable »… Lui,
c’est Saint-Jean Bouche d’or, je l’aime beaucoup. Ah oui,
il y a Barroso et aussi le Parti socialiste. La déclaration de
principes du PS, ripolinée en 2007, se prononce toujours
pour l’économie de marché ! Ça veut dire qu’ils ne sont
toujours pas capables de poser le problème en termes de
capitalisme – ça doit leur être « un peu désagréable » à
eux aussi. D’ailleurs, ils ne seraient pas plus capables
de définir l’économie de marché…
Il n’est donc pas inutile de faire un peu de clarification
conceptuelle : échange marchand, économie de marché,
capitalisme, qu’est-ce que tout ça veut dire ? L’échange marchand
n’est pas une nouveauté historique, ça existe depuis
longtemps, mais c’est la systématisation et l’unification à
grande échelle des diverses formes d’échange marchand,
lui-même étant le corrélat de l’approfondissement de la
division du travail, qui donne naissance à ce qu’on peut
appeler l’économie de marché. Autrement dit, la reproduction
matérielle de la société à l’échelle macroscopique
s’opère maintenant selon la double logique de la division
du travail et de l’échange monétaire. Selon sa définition
plus précise, c’est une économie dans laquelle les
pôles producteurs sont séparés et opèrent sur une base privative
et autonome. Ça veut dire hors de toute coordination
ex-ante : il y a des producteurs indépendants, et ils
font ce qu’ils veulent. Après, ça se passe plus ou moins bien
pour eux selon qu’ils réussissent, comme disait Marx, « le
saut périlleux de la marchandise », c’est-à-dire à obtenir la
validation sociale de leurs travaux privés. Ce qui veut dire
tout simplement : tu es producteur privé d’un certain bien,
c’est parfait, tu le produis. Maintenant, va-t-il se trouver
dans le marché une demande suffisante pour valider par
l’achat les décisions qualitatives et quantitatives des producteurs
privés, dont toi ?
Voilà pour la définition de l’économie de marché. Mais
le grand contresens se joue entre « économie de marché » et
« concurrence ». Les gens pensent que l’économie de marché
c’est l’économie concurrentielle, au sens du « libre et non distordue
» des traités européens. Mais c’est absolument faux !
L’économie de marché est compatible avec des formes de
concurrence très diverses, c’est-à-dire avec des luttes concurrentielles
d’intensités très différentes. Il peut y avoir la
concurrence libre et non distordue ou la concurrence pure
et parfaite, et c’est une forme de l’économie de marché. Mais il peut y avoir aussi concurrence oligopolistique [un
petit nombre de gros producteurs se partageant le
marché, cas type : la téléphonie mobile], ou la concurrence
monopolistique, et rien de tout ça ne fait sortir
de l’économie de marché. On peut toujours être en économie
de marché mais avec des formes de concurrence
entravée, de basse intensité, etc. C’est le premier contresens
à dénouer : celui qui assimile économie de marché
et concurrence absolument déchaînée. La deuxième
ânerie, c’est celle qui rabat
« économie de marché » sur
« capitalisme », et donne
l’un pour synonyme de
l’autre. C’est une ânerie, car
le capitalisme ne se limite
pas à l’économie de
marché, mais y ajoute
quelque chose de très particulier
qui est le rapport
salarial. C’est bien ça la
définition que donne Marx
du capitalisme : un
ensemble de rapports
sociaux fondamentaux au
nombre desquels le rapport
monétaire-marchand,
le rapport de propriété et,
surtout,le rapport salarial.
L’économie de marché existait déjà au XVIIIe, évidemment
pas avec le degré de systématisation actuel. Mais
le capitalisme, c’est quelque chose de plus.
Saisir la réalité économique au prisme de la seule
« économie de marché », c’est l’attraper par des abstractions
qui opèrent de formidables effets de déréalisation.
Il n’y a plus qu’une espèce de jeu désincarné
de catégories abstraites, comme « l’offre », « la
demande », « le mécanisme des prix », etc. Ce qui a pour
effet de masquer la réalité des rapports sociaux du
capitalisme – la réalité, je veux dire : sa violence.
Derrière « l’offre et la demande », il faut voir le choc des
producteurs de lait et de la grande distribution, des
grands donneurs d’ordre et de leurs sous-traitants…
Mais qui a avantage à mettre tout ceci en pleine
lumière ? Tout ce que « l’économie de marché » s’emploie
à occulter apparaît de nouveau au grand jour lorsqu’on
pose le problème en termes de capitalisme. Car
voici ce qui entre de plein droit dans une conceptualisation
du capitalisme : il est une arène de puissances
économiques en lutte. Le capitalisme est une gigantesque
agonistique économique, une grande scène
« rivalitaire » où se rencontrent, et s’affrontent, des
menées de puissances, des élans d’expansion. Si tu
prends les choses en ces termes, tu vois immédiatement
saillir toute la violence des rapports client/fournisseur,
des rapports actionnaire/manager, des
rapports capital/travail, manager/salarié, etc. Et on se
retrouve dans un monde de luttes, de domination et
d’inégalités. Tout ce que la pensée du « marché » ne
veut pas voir.
« Moraliser le capitalisme », « réformer le capitalisme
», « capitalisme à visage humain »… Que signifient
alors ces expressions énoncées par les chantres
du système ? Quelles sont leurs fonctions ?
F.L. : Les appels à la
morale et à l’éthique sont
faits pour détourner le
regard vers des dérivatifs
et surtout ne rien
changer de fondamental.
En 2003, juste après l’éclatement
de la bulle
Internet, j’avais écrit un
petit livre qui s’appelait
Et la vertu sauvera le
monde [2], qui était une
dénonciation de ce genre
de sottises. Déjà on avait
droit au discours de la
vertu tel qu’il nous a été
resservi cinq ans plus
tard : « Il y a une mauvaise
pomme dans le panier,
enlevons-la et gardons le panier qui n’y est pour rien. »
C’est l’idée que le système est fondamentalement sain
et que, par une affliction ordinaire de la vie sociale,
on croise de temps en temps des fâcheux, qu’il suffit
alors de mettre au pas pour que le système revienne
à sa santé première. Le symptôme le plus typique
de cette dénégation est évidemment le processus de
criminalisation des crises financières. Ah là, on peut
compter sur les télés pour nous montrer des gens avec
des menottes aux poignets : Nick Leeson dans les
années 1990, puis Kenneth Lay, le patron d’Enron,
et on ne nous prive d’aucun détail de première importance
: Bernie Ebbers, le patron de WorldCom avait
fait faire des robinets en or massif pour sa salle de
bains – décisif pour comprendre d’où vient la crise !
On ne pouvait que nous refaire le coup cette fois-ci
: Kerviel, Madoff, Stanford… Oh, les vilains ! Oh, les
affreux ! En taule, tout ça. Vous voyez, le système sait
faire sa purge. Et maintenant, reprenons gentiment
les affaires. Pousser de spectaculaires escrocs sur le
devant de la scène est encore le meilleur moyen de
divertir d’une réelle remise en cause des structures
de la finance libéralisée, qui sont les véritables productrices
de tous ces événements.
Le G 20 est récemment monté à la charge contre les
paradis fiscaux. Quel rôle jouent ces derniers dans
la crise que nous subissons ? Leur mise à l’index
récente ne se limite-t-elle pas à désigner un bouc
émissaire, et ainsi dédouaner l’ensemble du système
économique ?
F.L. : C’est exactement ça. Je vais même prendre le
risque de choquer : la question des paradis fiscaux est
totalement secondaire. Bien sûr, c’est en soi un scandale
fiscal, un scandale politique, etc. Toutes les raisons
du monde sont incontestablement là pour faire
que la question des paradis fiscaux soit traitée de la
manière la plus brutale possible. Mais mon point de
vue est que si l’on veut comprendre quoi que ce soit
à l’instabilité financière, donc aux crises, ce n’est vraiment
pas le sujet. On aurait pu avoir fermé à double
tour tous les paradis fiscaux de la terre, ça n’aurait rien
empêché de la crise des subprimes. Imagine qu’on
les mette au pas demain sans toucher les autres structures
de la finance, je prends rendez-vous dès maintenant
pour la prochaine gamelle. Sans mise en cause
des structures fondamentales de la finance libéralisée,
pas d’arraisonnement de la finance. Et dans cette
affaire, les paradis fiscaux, c’est la cinquième roue
du carrosse. La preuve : la facilité qu’ont eu les dirigeants
du G20 pour monter cette affaire en mayonnaise
et afficher des accords à grand spectacle – dont
le contenu réel, entre parenthèses,frise le vide sidéral.
Mais la grande illusion consiste à croire que la transparence
pourrait tout régler. Elle ne réglerait strictement
rien. Les forces de la concurrence sont telles
qu’elles nourrissent ce qu’un économiste, Hyman
Minsky, avait appelé de longue date « l’aveuglement
au désastre ». On peut bien mettre toutes les informations
sous le nez des opérateurs,s’ils n’ont pas envie
de les voir, ou s’ils ont envie de les lire comme ça les
arrange, la catastrophe n’en est pas moins certaine.
Dans les sempiternelles querelles d’écoles économiques,
les adeptes de l’intervention de l’État s’opposent
aux fanatiques de la déréglementation du
marché. Or l’État n’agit-il pas au final comme une
béquille du capitalisme ?
F.L. : De fait, c’est vrai.Et je me retrouve d’ailleurs régulièrement
en butte à cette critique-là.Dans l’épilogue
d’Une crise de trop, qui examine les prolongements de
la crise financière en crise économique,je fais des propositions
pour refondre les structures de la configuration
présente du capitalisme. Et je m’entends dire :
« Refaire une autre configuration du capitalisme, ce
n’est pas sortir du capitalisme,c’est le faire repartir pour
un tour. » Et c’est vrai ! Mais voilà le problème : je n’ai
pas en tête le plan tout armé pour sortir du capitalisme.
Et je ne vois pas grand-monde autour de moi
qui l’ait. Alors, peut-être pour rationaliser mes insuffisances
intellectuelles, je me dis qu’il n’est pas de
bonne logique, quand déjà on a du mal à sauter trois
mètres, d’envisager immédiatement d’en sauter
trente… Mes « trois mètres », c’est la transformation de
la configuration présente du capitalisme, et là j’ai des
choses à dire. Je veux bien qu’on scande « anticapitalisme
», mais que ce ne soit pas simplement une
vaine incantation. Il y a bien un chantier intellectuel
et politique, pour penser un au-delà du capitalisme,
mais c’est un chantier, à l’état de chantier !
Rien ne serait plus bête que d’en conclure au renoncement
à penser un au-delà du capitalisme. Mais
encore faut-il se donner les moyens de le penser correctement
: du point de vue de l’imagination de structures
nouvelles, du point de vue des possibilités
politiques et symboliques, je dirais presque des possibilités
passionnelles collectives : quelles transformations
les individus de la société présente sont-ils
prêts à accepter ? À quel degré sont-ils prêts à se libérer
de l’aliénation marchande ? Je me souviens d’une définition
du matérialisme en philosophie qui était
donnée par Louis Althusser et que j’ai toujours trouvée
formidable : « Le matérialisme, c’est ne pas se raconter
des histoires. » Je pense que les gens qui sont capables
de se libérer de l’aliénation marchande sont une minorité
et que la question de la transformation de l’ordre
social, c’est aussi de savoir où peut aller la majorité du
corps social. Et je ne suis pas sûr qu’elle soit prête à
entrer dans des formes de vie radicalement alternatives.
Avec le matraquage marketing et publicitaire,
plus le développement matériel illimité de la civilisation
des objets, je serais même presque sûr du
contraire. Ça ne veut pas dire qu’il n’y ait rien à faire,
ça indique simplement les horizons temporels
réels – éloignés… – de ce genre de transformation.
Donc, quelles pistes vois-tu pour une transformation
de la configuration présente du capitalisme ?
F.L. : Changer la configuration présente du capitalisme,
ce serait changer trois choses : les structures de la
finance spéculative, les structures de la finance actionnariale
et les structures de la concurrence sur les marchés
des biens et services.
On est actuellement dans une configuration de déréglementation
générale de tous les marchés, à l’intérieur
de laquelle cependant un secteur particulier, qui
a vu la déréglementation aller plus loin que partout
ailleurs, émerge avec une position d’éminence : c’est
la finance.Voilà pourquoi je parle de « capitalisme de
déréglementation à dominante financière », c’est
moche, je reconnais, mais c’est analytiquement précis.
La finance déréglementée se présente sous deux
aspects qu’il faut bien distinguer : la finance disons
« spéculative », qui est celle dont on a vu le délabrement
à l’occasion de la crise des subprimes, et qui en
première approximation s’amuse toute seule,loin de
l’économie réelle. Et puis, il y a la finance actionnariale
qui, elle, est totalement et directement sur le dos
des entreprises. Pour ce qui est de la mise au pas de la
première, j’avais rendu ma copie dans un livre précédent.
Le grand enjeu de la transformation de la
configuration présente du capitalisme c’est surtout
la finance actionnariale. Car la contrainte des actionnaires
qui demandent le dégagement de rentabilités
financières sans cesse croissantes est peut-être l’un
des pires fléaux économiques de l’époque. Avec la
contrainte concurrentielle, c’est la deuxième mâchoire
de l’étau qui jette le salaire dans un statut de variable
d’ajustement vouée à la compression indéfinie,pour
ne rien dire de toutes les dégradations latérales de la
condition salariale lato sensu. Là-dessus, j’ai fait une
proposition à laquelle j’ai donné le nom de SLAM – tu
sais,il faut causer anglais à la finance… SLAM,ça veut
dire Shareholder Limited Authorized Margin, en bon
français « marge actionnariale limite autorisée ». Le
SLAM définit pour chaque entreprise cotée en bourse
un seuil maximal de rémunération de ses actionnaires.
Et au-delà de ce seuil maximal, un prélèvement
fiscal écrête et prend tout ! Le but de la
manoeuvre, c’est de cisailler à la base toutes les incitations
en provenance du capital actionnarial à pressurer
toujours davantage et indéfiniment les
entreprises pour leur faire cracher une rentabilité plus
grande. Pas la peine de réclamer, dit le SLAM aux actionnaires, tout ce que vous obtiendriez en
maltraitant un peu plus l’entreprise et ses
salariés vous sera retiré.
Et ce serait de combien ?
F.L. : À chaque entreprise cotée son seuil spécifique.
En gros, l’idée est la suivante : faire revenir les
taux de rentabilité du capital actionnarial des
15 ou 20 % où ils sont vers l’orbite des taux d’intérêt
où ils devraient être normalement. Car la
rémunération « normale » du capital, c’est le
taux d’intérêt ! Disons,pour être plus précis,le
taux d’intérêt de l’actif sans risque (la référence,
ce sont les bons du Trésor à trois mois), plus
ce qu’on appelle la prime de risque – qu’on peut
calculer pour chaque entreprise à l’aide d’un
modèle ad hoc. Or, les taux d’intérêt de l’actif
sans risque d’avant crise (car la crise les a
envoyés près de zéro, mais c’est une situation
exceptionnelle), ça tournait dans les 3-4 %. Tu
rajoutes 2-3 % de prime de risque, ça fait un taux
de rendement du capital de 6-7 %. La différence
entre 6 % et 20 %, c’est le prélèvement fiscal du
SLAM qui la rafle. Il faut bien voir que le SLAM
n’est pas en soi de la politique fiscale, mais un
instrument fiscal pour modifier les contraintes
du capitalisme actionnarial.
Il y a aussi la contrainte concurrentielle…
F.L. : Particulièrement importante – et toxique
quand elle interagit avec la contrainte actionnariale
:les deux s’y entendent pour organiser
la pression constante sur les salaires.Mon livre
tente de réhabiliter le thème du protectionnisme, dont
on a fait un épouvantail. La concurrence libre et non distordue
veut éliminer toutes les distorsions dans les structures
de marché,mais du coup pour mieux faire jouer
toutes les distorsions qui différencient les systèmes socioproductifs
sous tous les autres rapports.Je veux dire que
lorsque par exemple la Grande-Bretagne dévalue la livre
par rapport à l’euro de 30 %, ça, c’est une distorsion.
Lorsque l’élite salariale roumaine est payée 300 euros par
mois chez Dacia, c’est une distorsion.Lorsque la Pologne
ne veut pas s’imposer des coûts environnementaux, c’est
une distorsion. Lorsque la Macédoine ou l’Estonie affichent
des taux d’imposition sur les bénéfices réinvestis
de 0%, c’est une distorsion.Donc,on est dans un univers
réputé de concurrence non distordue mais où les distorsions
prolifèrent, tout simplement parce qu’elles sont
l’expression de ce fait d’évidence que les économies sont
différentes dans leurs structures. Et sur ce fond de distorsions
accablantes,on impose une contrainte de nondistorsion
purement commerciale qui a pour effet de
rendre plus violent encore le jeu des distorsions qu’on
a voulu ignorer, les distorsions socio-productives. Ce
qui veut dire que la « concurrence libre et non distordue »,
c’est le protectionnisme ! Puisque c’est laisser jouer à plein
toutes les autres distorsions qui sont de fait autant de
protections. À partir du moment où on est dans un monde
hétérogène, il faut bien voir qu’on est de fait dans un
monde protectionniste. Ma remarque vise à opérer la dissolution
même du débat sur le protectionnisme.Si on est
dans un monde de fait protectionniste,la seule question,
c’est d’aménager un régime viable des protections et des
distorsions – et non de poursuivre le fantasme de l’éradication
de toute distorsion, dont le plus clair est qu’il
a en fait l’éradication extrêmement sélective… Oui, si on
est obligé d’avoir du commerce international avec la
Roumanie ou avec la Pologne ou avec le Royaume-Uni en
ce moment,il est légitime que nous imposions des compensations
à toutes les distorsions que se sont aménagées
ou dont jouissent ces économies.
Pour sortir de la crise, ne faudrait-il pas en fait « sortir
de l’économie », au sens de l’idéologie économiste ?
F.L. : Il faudrait m’expliquer plus précisément ce qu’est
l’« idéologie économiste », parce que ça a souvent tout du
fourre-tout et, à la fin, ça fait un instrument intellectuel
pas très affûté. Ce qui ne veut pas dire que ça n’ait pas
de sens. Par exemple on pourrait trouver que La Poste
est un assez bon cas « d’idéologie économiste » ou « économiciste
», qu’on pourrait redéfinir comme l’imposition
exclusive des critères de l’économie à toutes les formes
d’organisation collective. Il y a des rapports qui sont régulièrement
faits pour préparer le terrain à la privatisation,
c’est-à-dire à la normalisation économique de La Poste.
Dans ces rapports, on dit gravement que « La Poste est
en sureffectif, La Poste est en déficit, etc. » Alors l’idéologie
économiste, dans le cas présent, c’est effectivement la
vision du monde qui consiste à n’apprécier les opérations
de La Poste qu’à l’aune de ce critère de la profitabilité,alors
qu’on pourrait poser à La Poste de tout autres questions.
On peut poser à La Poste la question de l’aménagement
du territoire, de l’entretien d’un lien social par le maillage
local,de la fourniture d’une prestation de service public –
c’est-à-dire le fait que le courrier est distribué sur une base
d’égalité dans toutes les régions du territoire, etc. Ce sont
là des finalités qui sont politiques et dont on peut juger
d’une part qu’elles passent avant les critères de la pure
économicité, – ceux du profit, de la productivité, etc.–, et
d’autre part, qu’il n’y a pas plus
bête que de poser des questions
exclusivement économiques à
des finalités politiques. Celles-ci
ont suffisamment de consistance
en soi, et de légitimité intrinsèque,
pour qu’on accepte en leur
nom que La Poste soit chroniquement
en déficit. Ce déficit
n’est que l’expression financière
d’une préférence collective de
nature politique,collectivement
agréée. Eh bien oui, ça coûte de
l’argent, et on le paye, voilà.
Mais, dès lors que cette idéologie colonise tous les secteurs
de la vie sociale, comment peut-on faire pour
en sortir ?
F.L. : Je vais prendre ta question de côté, de façon à revenir
à la perspective de sortie du capitalisme qu’on a évoquée
tout à l’heure. J’insiste : la difficulté du chantier n’est
pas un motif pour qu’on ne l’ouvre pas – c’est même l’exact
contraire ! Si on reprend la définition de Marx, sortir du
capitalisme c’est opérer la subversion radicale de ses trois
grands rapports sociaux constitutifs : rapport marchand-monétaire,
rapport de propriété, rapport salarial. À quel
degré peut-on subvertir le rapport marchand et monétaire ?
J’avoue mon pessimisme sur ce sujet.Je pense qu’il
y a un poids écrasant des nécessités de la division du travail
qui entraîne de fait l’échange marchand et monétaire,
c’est la première chose. Mais il y a, au moins autant, la
question plus sociologique et presque « culturelle » de
l’aliénation marchande. On ne sort pas par décret d’une
société de l’aliénation marchande.
Ceci n’empêche en rien d’envisager
des choses comme déprivatiser des
chaînes de télé, réglementer durement
la publicité pour ne pas la
laisser tout envahir, bref, s’opposer
activement aux forces qui poussent
pour approfondir encore davantage
l’aliénation marchande. Mais les
projets d’imposition de la frugalité
ou les projets politiques qui reposent
sur l’hypothèse implicite d’un
homme nouveau qui serait parvenu
à la contention ou à la maîtrise
de ses passions d’acquisition
d’objets, ces projets me semblent
voués à l’échec dans le meilleur des
cas, au désastre dans le pire. Les politiques
de réenchantement délibéré
du monde finissent mal en général.
Restent les deux autres rapports,
et tout particulièrement le rapport
salarial, finalement le plus caractéristique du mode
de production capitaliste. Pour le coup, si quelque
chose est concevable, c’est bien là que ça se passe, à
mon avis. Conséquence de la centralité du rapport
salarial, sa modification radicale pourrait rendre le
capitalisme méconnaissable. Est-ce que ça peut
donner un sens à l’« anticapitalisme » et comment
pourrait s’opérer cette transformation du rapport salarial ?
À mon avis, il y a une seule possibilité qui est
celle de l’entrée en force d’une démocratie radicale
dans la sphère des rapports économiques, d’où elle
a été soigneusement tenue à l’écart jusqu’à présent.
Le rapport salarial est un rapport médiéval,d’ailleurs
il est presque défini comme tel par le droit du travail
ou en tout cas par sa jurisprudence : c’est un rapport
de subordination hiérarchique, donc c’est un
rapport qui troque l’obéissance contre la rémunération
monétaire. Or, l’obéissance, c’est tout de même
la chose violemment contradictoire avec les principes
fondamentaux de ce qu’on appelle la modernité politique,
qui sont des principes d’égalité en dignité et
d’égalité en participation à la détermination du destin
collectif. L’entreprise capitaliste est une contradiction
vivante apportée à ces principes-là, une contradiction
injustifiable éthiquement et intellectuellement.
Injustifiable. La transformation du rapport salarial,
et donc du capitalisme, c’est l’élimination de cette anomalie
– et « anomalie » c’est trop peu dire : même dans
la configuration idéologique de l’individualisme
libéral, c’est une verrue ! Alors, qu’est-ce que ça veut
dire ? Tout simplement l’autogestion. Et ceci peut être
pensé par extension même des schèmes de la démocratie
politique – je veux dire les schèmes idéaux, parce
que pour ce qui est des pratiques réelles… Si une collectivité
politique se définit comme chose publique,
res publica, république, c’est par affirmation de sa capacité
à délibérer collectivement de tout ce qui la concerne
comme collectivité. De même l’entreprise peut se définir
comme une communauté productive. Certes, son périmètre
est limité, ses fins sont partielles, mais à défaut
d’une authentique res publica, elle est bien définie par
une chose commune, une res
comuna. Par analogie, l’entreprise
peut donc être
appelée récommune. Et ceci
n’est pas qu’un jeu de mots
superflu. Ou s’il y a jeu sur les
mots, c’est pour mieux faciliter
l’extension analogique
de tous les mécanismes politiques
démocratiques au
monde économique des
récommunes productives. À
l’exact opposé du rapport
salarial dans son essence, la
récommune renverse le principe de la subordination hiérarchique
et lui substitue le principe d’égalité de participation
de tous les producteurs associés pour tout ce qui
concerne leur destin commun.
Je t’accorde que ça laisse plein de questions en suspens.
Notamment celles des conditions internes et externes
de viabilité des récommunes – je me permets de renvoyer
à l’épilogue de mon livre. Et puis aussi celle de la trajectoire
politique qui pourrait conduire à cette transformation.
Et là je ne renvoie à rien du tout ! Ça n’est pas une
question pour économistes – à peine pour politologues.
C’est une question dont l’histoire – et le corps social, qui
est en dernière analyse sa force motrice – détient seule
la réponse.
Article publié dans CQFD N°69 de juillet/août 2009.